
Dans le paysage du jeu vidéo français, Yoan Fanise est une figure à part. De ses débuts comme sound designer à la création de son propre studio, il a tracé un parcours empreint de créativité et de passion.
Après le succès de Road 96, qui a confirmé son talent pour les récits narratifs, Yoan prépare aujourd’hui avec un nouveau projet, Tides of Tomorrow. Entre souvenirs des années Ubisoft, anecdotes insolites et réflexions sur l’industrie, il nous livre ici un témoignage sincère et captivant sur sa carrière et sa vision du jeu vidéo.
Pour commencer, est-ce que tu pourrais te présenter pour celles et ceux qui ne te connaissent pas encore ?
Je suis Yoan Fanise, un homme d’un certain âge maintenant, qui a débuté dans le jeu vidéo il y a fort longtemps, en 2001. À cette époque, je me suis retrouvé par hasard à enregistrer des sons pour un jeu qui allait rapidement devenir connu : Beyond Good & Evil. J’ai donc commencé comme sound designer et j’ai fait ça pendant de nombreuses années.
Comment as-tu découvert le jeu vidéo, et quel a été ton premier projet dans cet univers ?
Mon premier projet a été Beyond Good & Evil, et c’est arrivé totalement par hasard. À la base, je suis un casual gamer, j’ai découvert cet univers avec les jeux de mon enfance, comme Sonic ou Streets of Rage sur Megadrive.
À l’époque, je travaillais dans l’audiovisuel, dans une boîte de production qui faisait un peu de tout : du son, des films… Un jour, Michel Ancel est venu demander si on pouvait faire le son et la musique pour un jeu vidéo.
Avec Christophe Héral et l’équipe, on s’est tous un peu regardés, curieux de voir comment enregistrer de la musique pour ce format-là. On s’est dit : pourquoi pas ? Et c’est comme ça que tout a commencé pour moi.
Tu as passé de nombreuses années chez Ubisoft Montpellier et travaillé sur des jeux emblématiques comme Beyond Good & Evil, King Kong ou encore Rayman contre les Lapins Crétins. Peux-tu nous parler de cette période ? Quels ont été les moments les plus marquants ?
C’était une époque incroyable, pleine de créativité et d’insouciance. On avait l’impression que tout était possible, même avec des limitations techniques énormes. On travaillait dans une ambiance presque « garage », sans trop se prendre la tête, à essayer, refaire, tester. Il n’y avait pas vraiment de gestion stricte, les financiers étaient au-dessus et c’est tout.
Le jeu vidéo était encore un peu confidentiel, sans réel contrôle sur le contenu. On pouvait passer les messages qu’on voulait sans se soucier des classifications, ce qui nous donnait une liberté totale. On ne s’inspirait pas vraiment des autres jeux, mais plutôt d’autres médias, comme le cinéma.
Un souvenir fort, c’est The Lapins Crétins : La Grosse Aventure. Pour la musique, on est allés en Roumanie enregistrer une fanfare locale. C’était dingue : un village avec des charrettes, des chevaux, pas d’eau courante… Les musiciens, hyper talentueux mais sans formation, jouaient à l’instinct, souvent alcoolisés et bagarreurs. On a dû gérer leur consommation pour réussir les enregistrements ! On voulait les faire venir à l’E3, mais ils étaient interdits de séjour aux États-Unis… On les a donc invités à Paris Games Week à la place.
Entre Beyond Good & Evil et Road 96, tu as participé à des œuvres considérées comme des chefs-d’œuvre. As-tu eu la sensation, dès le départ, de travailler sur des projets spéciaux ?
Pas du tout. Quand on est en plein développement, on a souvent l’impression de faire n’importe quoi. Pour Beyond Good & Evil, par exemple, on n’avait qu’un seul testeur, Olivier Desanges, qui râlait tout le temps. On avait donc toujours l’impression que le jeu était raté. C’est seulement à la sortie, en voyant les réactions positives, qu’on réalise que le projet a marqué les joueurs.
Aujourd’hui, avec l’expérience, je dis à mes équipes de profiter du moment. Parce que si on est trop négatif pendant le développement, on risque de brider la créativité. On ne sait jamais vraiment si le jeu va marcher, alors autant apprécier le processus.
Après Road 96, qu’est-ce qui a changé pour le studio ? Est-ce que le succès apporte plus de pression ?
Le succès de Road 96 a été un soulagement pour nous. On venait d’enchaîner deux jeux qui n’avaient pas marché, et DigixArt était sur le point de fermer. Ce projet était un peu notre dernier coup de poker, et ça a payé. Parfois, quand on est dos au mur, on réfléchit moins et ça donne quelque chose de plus sincère.
Aujourd’hui, même avec la notoriété, notre priorité reste de préserver notre liberté créative. On a rejoint le groupe Embracer pour avoir cette stabilité tout en conservant cette liberté. Pour l’instant, ça marche bien.
Comment est né DigixArt Studio, et qu’est-ce qui t’a poussé à franchir le cap de la création d’entreprise ?
L’idée m’est venue après mon retour de Singapour, où j’avais travaillé sur Assassin’s Creed III. Là-bas, il y avait une énergie qui me plaisait. Mais en rentrant en France, l’ambiance était plus morose, notamment avec l’échec de la Wii U. On nous a alors laissé travailler sur Soldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre, qui a été un succès, mais Ubisoft ne voulait plus refaire de petits projets, ramenant uniquement des cacahuètes pour eux.
C’est à ce moment-là que j’ai eu envie de monter quelque chose de plus petit, plus libre. Un jour, par hasard, lors d’un salon à Montpellier, j’ai découvert un incubateur pour start-ups. C’était un déclic : je pouvais créer mon propre studio, retrouver l’esprit des débuts avec une équipe restreinte.
Peux-tu nous en dire plus sur ton nouveau projet, Tides of Tomorrow ?
Alors je dois faire attention à ce que je dis ! Ce que je peux dire, c’est que le projet avance très bien, et qu’il y aura surement des annonces avant l’été. Tides of Tomorrow propose une innovation narrative assez originale et difficile à expliquer. L’idée, c’est de se demander : « Et si les joueurs pouvaient influencer l’histoire des autres ? »
Traditionnellement, les jeux narratifs sont des expériences solo, mais là, on cherche à intégrer une dimension multijoueur asynchrone. On ne parle pas d’un jeu où tu vois les autres joueurs sur la carte, mais plutôt d’un monde où tes choix vont impacter l’expérience des autres joueurs, et vice-versa.
Ta collaboration avec Deep Silver se poursuit. Est-ce difficile pour un studio indépendant de trouver un éditeur tout en gardant sa liberté ?
On a la chance d’être dans une bonne configuration avec Embracer. On bénéficie de la stabilité d’un grand groupe tout en restant maîtres de nos créations. C’est important pour nous de ne pas redevenir de simples exécutants, comme ça peut arriver chez de gros éditeurs. Pour l’instant, on arrive à concilier créativité et stabilité, et c’est ce qui compte le plus.
Pour Yoan Fanise, le jeu vidéo reste avant tout une affaire de passion et d’intuition. Même après plus de vingt ans de carrière, il continue d’explorer de nouvelles manières de raconter des histoires, tout en cherchant à préserver cette liberté créative si précieuse. Avec Tides of Tomorrow, il s’aventure une fois de plus sur des terrains inexplorés, prouvant que l’innovation narrative est encore loin d’avoir dit son dernier mot. Affaire à suivre, donc.